La Belle au bois dormant est l’un des contes de fées les plus connus. On en trouve de multiples versions offrant chacune des motifs qui ne se retrouvent pas dans les autres. La version la plus connue est sans conteste celle des frères Grimm qui commence avec la naissance de la princesse et la malédiction de la fée et qui se termine avec le baiser du prince charmant. Celle de Charles Perreault diffère par quelques points et elle ne s’arrête pas avec le mariage princier. D’autres versions, plus anciennes, révèlent des détails étonnants permettant d’expliquer certains motifs du récit. Il s’agit d’un conte italien intitulé Le Soleil, la Lune et Thalie de Giambattista Basile et d’une version médiévale de la Belle endormie intégrée dans le Roman de Perceforest. Enfin plusieurs motifs présents dans le conte se retrouvent sous une forme ou une autre dans diverses mythologies. Nous consacrons à ce conte une série de notes au cours desquels nous allons dévoiler quelques éléments surprenants.

Première partie : la destinée

Dans la plupart des versions de l’histoire de la Belle au bois dormant, une méchante fée lance une malédiction, condamnant la princesse à mourir le jour de son  quinzième anniversaire, après s’être piquée avec un fuseau. Une autre fée parvient à adoucir l’enchantement, en transformant la mort en un long sommeil. On invoque souvent un oubli regrettable à l’origine de la terrible colère de la fée. Elle n’aurait pas été invitée et elle aurait lavé ainsi l’outrage. Est-ce suffisant pour expliquer la cruauté de cette punition ? Du reste, pourquoi l’instrument de la vengeance est un fuseau ? Y a-t-il un lien entre la malédiction et le filage de la laine ? Voilà les questions explorées dans cette première note consacrée à la Belle endormie.

Un problème d’intendance

Une bonne histoire ne peut démarrer qu’avec un gros souci ! Celle de la Belle au bois dormant ne fait pas exception. Elle commence, comme beaucoup d’autres, par des souverains en mal d’enfants. Et pourtant ce n’est pas faute d’essayer. Qu’on ne nous soupçonne pas d’espionnage, habilement dissimulés en angelots peints sur leur ciel de lit. Mais Perreault nous confie tous les efforts auxquels ils consentirent pour s’assurer une progéniture : « ils allèrent à toutes les eaux du monde ; vœux, pèlerinages, menues dévotions, tout fut mis en œuvre, et rien n’y faisait. » Chez les frères Grimm, alors que la reine prend son bain, une grenouille saute hors de l’eau pour lui annoncer que son vœu sera exaucé. On se demande bien ce que ce batracien faisait là ! Finalement, après tant d’attente, une petite fille naît. Une fête s’impose ! Comme il n’y a rien de trop beau pour une petite princesse si longtemps désirée, on décide d’inviter des fées au baptême, afin qu’elles comblent l’enfant de dons.

Hélas, le banquet plein de munificence ne se déroulera pas comme prévu. Les invitations se révèlent déjà être un vrai casse-tête pour le protocole royal. Il faut recenser les fées, ce qui n’est pas une mince affaire. Chez Perreault, on en dénombre sept et chez Grimm, il y a en a treize. Voilà des chiffres symboliques qui n’augurent rien de bon !

L’innocente princesse va payer bien cher pour un stupide problème d’intendance, à peine imaginable dans un palais aux lambris dorés. Alors que tous les invités sont à table, une fée, oubliée sur la liste des invités, surgit comme par enchantement dans la salle du banquet. Visiblement elle est contrariée. Chez Perreault, c’est une vieille fée qu’on avait oubliée parce qu’elle n’était plus sortie de sa tour depuis cinquante ans. Pour cela, on est tout excusé. Pour rattraper le coup, on l’installe à table et on lui donne un couvert. Le malheur, c’est que ce couvert n’est pas en or comme celui des autres fées. La vieille dame est vexée. Dans la version de Grimm, l’impair commis est bien plus grave. Comme le trésor du palais ne dispose que de douze assiettes en or, on n’invite pas la treizième fée. C’est un peu comme si on transférait aux couverts le principe des chaises musicales ! Quoi qu’il en soit, ces problèmes d’intendance ne sont guère crédibles pour une maison royale.

La clé de l’énigme se trouve peut-être dans la version médiévale de la Belle endormie. Ce ne sont pas des fées, mais trois déesses qui sont invitées au repas suivant la naissance de la princesse Zellandine : Lucina, la déesse des enfantements, Vénus, la déesse de l’amour et Thémis, la déesse des destinées. Thémis se fâche tout rouge quand elle constate qu’il n’y a pas de couteau à sa place. Un motif identique apparaît ailleurs dans la littérature médiévale. Dans la farce Le Jeu de la feuillée d’Adam de la Halle, les trois fées s’installent à table. Alors que Maglore et Arsile disposent d’un couteau, la fée Morgue n’en a pas reçu. Elle s’indigne et lance de mauvais sorts à tout va : l’un des protagonistes de la pièce, Riquet, perdra ses cheveux, alors qu’Adam, qui a l’intention d’aller étudier à Paris, deviendra un mauvais garçon.

Banquet médiéval avec trois dames assises à une table.

Repas de noce, Histoire de Renaud de Montauban, Bruges, 1468-1470, Paris, BnF, Arsenal, manuscrit 5073 fol. 148

Ce motif du couvert oublié peut s’interpréter de diverses manières. Dans les versions les plus anciennes, c’est le couteau qui est absent. Il faut se souvenir qu’au Moyen-Âge, la fourchette n’existe pas encore. L’usage de cet objet originaire d’Italie ne se répandra qu’à partir de la Renaissance. Ne pas disposer de couteau empêche tout simplement de manger. Cependant on a affaire à des fées ou à des déesses. Elles sont peut-être susceptibles, mais elles pourraient certainement recourir à la magie pour obtenir un couteau. De plus, il n’est pas certain que les fées aient un gros appétit de mets mortels. Il faudra trouver une autre piste pour comprendre le rôle de cet objet tranchant manquant.

Le fuseau et la destinée

La fée est fâchée. Le destin de l’enfant est scellé : lors de son quinzième anniversaire, ce qui correspond à l’âge où elle devient nubile, elle se piquera le doigt avec un fuseau et tombera dans un profond sommeil. Le choix de cet instrument de la vengeance de la fée ne doit rien au hasard. En effet, dans la mythologie gréco-romaine, les Moires ou les Parques filent la destinée de chaque être humain. Clotho file la laine, Lachésis enroule le fil et Atropos le coupe. Et c’est là que le thème du couteau s’éclaire un peu. Il pourrait s’agir de l’objet tranchant avec lequel Atropos tranche le fil de la vie, même si les fileuses utilisaient probablement une paire de ciseaux, un instrument déjà attesté dans l’Antiquité. Dans le Roman de Perceforest, c’est la déesse Thémis qui ne reçoit pas de couteau. Alors que dans l’Antiquité, elle préside à la justice, elle est présentée dans ce texte médiéval comme la déesse de la destinée. Dès lors, elle n’est pas sans rappeler les Moires.

Les trois Moires filent de la laine au-dessus du corps d'une femme morte.

Le triomphe de la mort. Tapisserie flamande, vers 1510-1520, Victoria and Albert Museum, Londres

Il existe en outre de nombreuses superstitions à propos des couteaux de table qui seraient mal placés ou qui tombent, apportant ainsi le malheur. Lorsque l’on fait tourner un couteau sur une table, certains croient qu’il va désigner, en s’arrêtant, la première personne de l’assemblée qui va mourir (Eloïse Mozzani, Le livre des superstitions, Robert Laffont, Paris, 1995). Des jeux auxquels il vaut mieux éviter de jouer !

Ne pas donner de couteau à la fée dont le rôle est de couper le fil de la vie constitue un acte de protection envers l’enfant qui naît. En même temps, ce geste revient en quelque sorte à nier son pouvoir de briser un destin. D’où l’irritation de la déesse ou de la fée et son besoin de le démontrer avec force, quitte à se passer de l’instrument. Le rôle de cette omission volontaire et apotropaïque a été mal compris plus tard. On l’a interprété comme un bête oubli. Quant au couteau, il est devenu un couvert.

Par bonheur, il se trouve toujours une fée qui ne s’était pas encore penchée sur le berceau de la petite princesse. Chez Perreault, elle s’était même cachée derrière une tenture en voyant la méchante fée débarquer. Bien entendu, elle ne dispose pas d’un pouvoir suffisant pour annuler le sort jeté par une sorcière en colère. Elle ne peut que l’adoucir, en transformant le trépas en un sommeil de cent ans.

Les arrêts des Moires ne peuvent être évités. Même les divinités sont impuissantes de vant la destinée. De très nombreux mythes le démontrent. En revanche, il est possible d’adoucir les rigueurs de ces décrets. On peut citer en exemple l’une des versions du mythe de Tirésias, qui nous est racontée par Callimaque. Tirésias, alors jeune homme, se promène sur le mont Hélicon, en Béotie. Pour son malheur, il tombe sur Athéna en train de prendre son bain en compagnie de sa propre mère, l’une de ses chastes compagnes favorites. C’était à midi, l’heure de tous les dangers. La déesse en colère lui ôte la vue. La mère de Tirésias se lamente devant ce malheur. Athéna lui explique alors :

Femme divine, ce qui s’est fait ne peut se révoquer : les Moires à ton fils ont filé un tel destin, au jour même où tu l’enfantas. (…) Amie, cesse ta plainte ; je lui réserve pour l’amour de toi, bien d’autres faveurs. Je ferai de lui le devin qui dira l’avenir à ceux qui viendront, plus pleinement prophète que nul des autres.

Pour le bain de Pallas (Hymne 5), in Callimaque, Epigrammes. Hymnes. Texte établi et traduit par Emile Cahen, Belles Lettres, Paris, 1925

Peut-on éviter ce qui est inéluctable ?

On n’est pas roi pour rien. Le souverain fait usage de son pouvoir pour éviter un sort funeste à sa fille. Il ordonne de brûler tous les fuseaux du pays. Il interdit à toute personne d’en posséder un. Voilà une décision qui tuera l’industrie textile dans son royaume. Qu’à cela ne tienne, ce sont les importateurs de tissus qui se réjouissent. Blague à part, il faut se souvenir qu’avant le 19ème siècle, dans presque chaque maison, on cousait les vêtements de la famille, mais on fabriquait aussi les tissus nécessaires au ménage. Les fuseaux et autres rouets étaient des instruments courants et essentiels. Le décret royal n’a certainement pas été très populaire, compliquant la vie des gens. Le roi est cependant bien naïf car, comme dans bien des mythes, les arrêts du destin sont inéluctables. Ce n’est pas Œdipe qui prétendra le contraire, lui qui en voulant s’éloigner de ceux qu’il pensait menacer, se rapprocha de ses véritables parents. Ainsi s’accomplissent les destins filés par les Moires.

Le moment tant redouté survient. La princesse s’approche de son quinzième anniversaire. A noter que dans les versions Disney, l’instant fatidique a été repoussé aux dix-huit ans de la jeune fille, sans doute pour que le baiser du prince ne se dépose pas sur des lèvres trop jeunes. Ah bon ! À 115 ans, on est trop vieille pour un premier baiser ? Peu importe ! C’est à nouveau à une négligence crasse de ses parents que la pauvre enfant doit l’accomplissement de son malheur. Certainement rassurés par l’élimination systématique des fuseaux dans tout le royaume, ils s’absentent du palais et laissent leur fille seule le jour de son anniversaire. Les frères Grimm ne précisent pas la raison de leur absence, peut-être une visite officielle dans un autre royaume ou une inauguration. Mais Perreault nous révèle que le roi et la reine se sont rendus dans une de leurs maisons de plaisance. Comme parents indignes, difficile de faire pire ! La princesse ne semble pas chagrinée de se retrouver sans surveillance parentale, puisqu’elle entreprend de visiter le palais de fond en comble. Et finalement, au haut d’une tour, elle trouve une vieille femme en train de filer de la laine. Evidemment la jeune fille n’a jamais vu de fuseau de sa vie, ce qui excite sa curiosité pour l’objet fatidique. Et ce qui devait arriver arrive. La princesse se pique avec le fuseau et tombe endormie.

Une femme file la laine

Esaias Boursse (1631–1672), Intérieur avec une femme au fuseau, 1667

 

Ce que la destinée avait tracé est arrivé. La belle princesse est plongée dans un profond sommeil. Quelle est la nature de son sommeil et comment se réveille-t-elle ? Est-ce vraiment l’effet du baiser d’un prince Charmant ? D’ailleurs s’agit-il bien d’un baiser ? C’est ce que vous apprendrez dans notre prochaine note.

Textes

Gilles Roussineau, Le Roman de Perceforest. Troisième Partie, Librairie Droz, 1993

Rose-Epine, in Contes pour les enfants et la maison collectés par les Frères Grimm, Edités et traduits par Natacha Rimasson-Fertin, Editions José Corti, Paris, T. 1, p. 280-286

La Belle au bois dormant, in Perreault, Contes. Edition présentée, établie et annotée par Jean-Pierre Collinet, Gallimard, Paris, 1981

Giambattista Basile, Le Soleil, la Lune et Thalie (Sole, luna e Talia), Pentamerone, journée v, conte 5, Wikisource (https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Contes_de_ma_mère_l’Oye_avant_Perrault/Le_Soleil,_la_Lune_et_Thalie)