Dans l’Antiquité, les sirènes étaient des créatures mi-femmes mi-oiseaux, qui attiraient les hommes par leurs chants pour les dévorer. Au Moyen-Âge, la version antique subsiste encore quelques temps, mais elle est supplantée par celle d’une créature marine dont le haut du corps de femme se termine par une queue de poisson, sous l’influence du folklore nordique. La personnalité de la sirène oscille entre la créature dangereuse qui veut attirer les hommes dans son élément liquide et celle qui souhaite, au contraire, quitter la mer ou le fleuve pour suivre l’homme qu’elle aime sur la terre ferme. D’ailleurs, les sirènes ne sont-elles que le fruit de notre imagination ? 

Y a-t-il un meilleur jour que celui des poissons d’avril pour évoquer une créature qui glisse si bien entre nos doigts qu’elle en est insaisissable ? Je veux parler bien sûr de la sirène. A l’origine, elle n’a cependant rien à voir avec des poissons. En effet, les sirènes de la mythologie grecque sont des créatures hybrides alliant un corps de femme à celui d’un oiseau, dont elles ont les ailes et les pattes. Les sirènes antiques sont des créatures liées à la mort. Elles sont des compagnes de Perséphone, la déesse du monde souterrain, et des sculptures en forme de sirène ornent parfois les tombeaux.

Arnold Böcklin (1827–1901), Sirènes, 1875, Alte Nationalgalerie, Berlin (Wikimedia Commons)

Arnold Böcklin (1827–1901), Sirènes, 1875, Alte Nationalgalerie, Berlin (Wikimedia Commons)

Les Sirènes, dont le nombre est de deux ou de quatre, ont une généalogie variable. On leur attribue souvent le dieu-fleuve Achéloos comme père et l’une des Muses comme mère, ce qui explique leur talent pour le chant. En effet, c’est grâce à leur organe qu’elles attirent les marins, juchées sur un rocher. Les malheureux qui se laissent abuser par cette musique mélodieuse sont dévorés sans pitié. On raconte qu’à leurs griffes s’entassent leurs ossements blanchis. Les marins mettent au point divers stratagèmes pour leur échapper. Ainsi Ulysse bouche les oreilles de son équipage avec de la cire et lui-même, de nature très curieuse, il se fait attacher au mât pour entendre leur voix magique.

John William Waterhouse (1849–1917), Ulysse et les Sirènes, 1891, National Gallery of Victoria (Wikimedia Commons)

John William Waterhouse (1849–1917), Ulysse et les Sirènes, 1891, National Gallery of Victoria (Wikimedia Commons)

Quant à l’équipage de l’Argo, en route pour conquérir la Toison d’or, il a la chance de compter dans ses rangs Orphée qui, véritable rock star de la mythologie, joue sur sa lyre un chant nettement supérieur à celui des sirènes, qu’il empêche ses compagnons de gagner le large et de contribuer encore à l’agrandissement du tas d’os.

Au Moyen-Âge, on trouve encore des sirènes pourvues des caractéristiques anatomiques de volatiles. Mais peu à peu apparaît la sirène telle que nous la connaissons, avec un corps féminin qui se termine par une queue de poisson. Ce changement est probablement dû à l’influence de folklores du nord de l’Europe.

Des marins prétendaient avoir vu des sirènes lors de leurs voyages, ce qui aurait pu aussi expliquer leur légende. D’aucuns expliquent ces récits par des rencontres avec des mammifères marins comme des lamantins ou des dugongs. Mais ceux qui, comme moi, ont pu admirer ces animaux dans des mangroves doivent admettre que la confusion n’est possible qu’après un très, très long et éprouvant voyage. Du reste, Christophe Colomb en aurait aperçues et il aurait fait preuve de réalisme :

L’amiral dit qu’hier, en allant à la rivière d’Or, il avait vu trois sirènes qui s’élevèrent beaucoup au-dessus de l’eau de la mer, mais qu’elles n’étaient pas aussi belles qu’on les représente.

(Martín Fernández de Navarrete, Relations des quatre voyages entrepris par Christophe Colomb pour la découverte du Nouveau-monde de 1492 à 1504, Paris, 1828, p. 269, https://archive.org/details/relationsdesqua02mendgoog)

La sirène à queue de poisson finit donc par supplanter définitivement celle qui était pourvue d’ailes dans l’imaginaire collectif. Les artistes apprécièrent en tout cas beaucoup cette forme marine et représentèrent de la sorte même les sirènes qui guettaient Ulysse, ce qui contredit les textes, mais procure certainement un plaisir plus grand pour les yeux. Désormais ces créatures savaient nager. Elles étaient plus dangereuses, car elles pouvaient s’approcher discrètement du navire, voire se hisser sur le pont à l’insu des marins.

Herbert Draper (1863–1920), Ulysse et les sirènes, 1909, Ferens Art Gallery (Wikimedia Commons)

Herbert Draper (1863–1920), Ulysse et les sirènes, 1909, Ferens Art Gallery (Wikimedia Commons)

La sirène marine apparaît dans de très nombreux contes et autant de légendes dans toute l’Europe. Elle se confond aussi avec d’autres créatures, comme les ondines, dont la fameuse Lorelei qui, postée le long des rives du Rhin, charmait les marins de son chant mélodieux. Les malheureux en oubliaient de manoeuvrer leur bateau.

Les sirènes et les hommes éprouvent l’un pour l’autre une attirance réciproque et morbide puisqu’ils appartiennent tous deux à des mondes différents. Ils ne peuvent se réunir éventuellement qu’après voir traversé de grandes épreuves.

Frederic Leighton (1830–1896), Le Pêcheur et la Sirène, 1856–1858, Bristol City Museum and Art Gallery (Wikimedia Commons)

Frederic Leighton (1830–1896), Le Pêcheur et la Sirène, 1856–1858, Bristol City Museum and Art Gallery (Wikimedia Commons)

Parfois c’est l’homme qui tombe amoureux de la sirène, comme dans le conte d’Oscar Wilde, « Le pêcheur et son âme ». Il est prêt à perdre littéralement son esprit pour la rejoindre. Parfois, comme dans le fameux conte d’Andersen, c’est la sirène qui veut retrouver son amoureux sur la terre ferme au prix de grandes souffrances.

Les sirènes n’existent que dans l’imagination des humains (pour ne pas dire des hommes). Mais pourquoi ne pas y croire  ou tenter d’y faire croire ? C’est ainsi qu’en 2010, à l’occasion du 1er avril, le Musée d’histoire naturelle de Copenhague a installé un squelette humain terminé par une longue queue de poisson, à l’endroit-même où se tenait habituellement la statue représentant la petite sirène du plus célèbre auteur danois, absente pour six mois (http://www.20min.ch/ro/news/insolite/story/22794044). Le squelette fut ensuite montré au musée pendant quelques temps.

Squelette de sirène, Musée National Copenhague, 2012 (Wikimedia Commons)

Squelette de sirène, Musée National Copenhague, 2012 (Wikimedia Commons)