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La fée Tartine possédait un chat noir. Comme c’était un matou affectueux, il recherchait sans cesse sa compagnie. Quel que fut l’endroit où elle se trouvait, dans sa maison ou dans son jardin, elle le croisait continuellement.
Chez elle, tous les miroirs étaient brisés. Chaque fois qu’elle saisissait un miroir, pour arranger la filasse qui lui tenait lieu de chevelure ou pour admirer la verrue qui lui poussait sur le nez, le miroir lui échappait des mains et tombait par terre. Même les miroirs fixés aux murs ne connaissaient pas un meilleur sort. Un jour, elle avait éternué si fort devant sa glace que le souffle l’avait littéralement jetée au sol. Il faut dire que Tartine était allergique à toutes les substances susceptibles de provoquer une allergie. Quant au vieux miroir à bascule qu’elle avait hérité de sa grand-mère, il s’était brisé au moment où il avait stoppé tout net la mémorable course du chat, qui avait cru y voir le reflet d’une souris.
Chaque fois que la fée Tartine beurrait une tranche de pain grillé et qu’elle y étalait une belle couche de confiture de groseilles, la tranche tombait à terre, toujours du côté où se trouvait le beurre et la confiture. C’est du reste pourquoi on l’avait nommée Tartine.
Le chat de la fée Tartine s’appelait Blanchet. Cela peut sembler surprenant, mais ça l’est moins quand on sait qu’à l’origine, il avait un beau poil tout blanc. Les circonstances au cours desquelles son pelage changea de couleur illustrent bien la singularité de la fée Tartine et les conséquences de cette singularité sur tout ce qui l’entourait et finalement sur le monde entier.
Le ramoneur avait juré qu’il ne remettrait plus jamais les pieds chez Tartine. Et pourtant, elle lui avait fait savoir moult fois qu’il devait repasser, ne serait-ce que pour récupérer l’échelle qu’il avait oubliée lors de sa dernière visite. Mais le ramoneur avait un mauvais souvenir de son passage chez elle et pour rien au monde il ne se présenterait à nouveau dans son domaine. Ce jour-là, il avait installé sa grande échelle bien solidement contre la paroi et il était monté sur le toit pour nettoyer la cheminée. Celle-ci était vraiment très encrassée suite aux tentatives successives et malheureuses de la fée de réaliser les recettes les plus compliquées de son grimoire. Le ramoneur fut donc forcé de se pencher à l’intérieur du conduit pour mieux gratter les résidus charbonneux. Comme il était prudent, il s’était attaché à une corde qu’il avait passée deux fois autour de la cheminée.
Pour le chat de Tartine, l’échelle représentait une véritable aubaine : grâce à elle, il pourrait monter sur le toit et chasser quelques oiseaux. Il grimpa donc tous les échelons, marcha sur les tuiles et s’assit sur le sommet de la maison. Il se tint là bien tranquillement, les yeux grands ouverts, les oreilles en arrière et la queue remuant doucement dans son dos. Un gibier de choix ne tarda pas à se présenter. C’était un corbeau qui venait de se poser sur la cheminée, sans même remarquer le postérieur du ramoneur. S’il se posait là, c’est qu’il devait se reposer un bref instant, car il tenait en son bec un lourd fromage. Le chat, qui ne put décider s’il préférait l’oiseau ou le fromage, fonça tête la première. Le corbeau put s’envoler à temps. Il y laissa quelques plumes, mais il parvint à garder son fromage. On apprit plus tard que ce corbeau perdit stupidement son bien, en voulant faire entendre sa belle voix à un renard flatteur. Quant au goupil, il mangea le fromage tout seul, sans inviter ni le rat des champs, ni le rat des villes, et il eut une grosse indigestion.
Revenons au chat. Le félin, manquant sa cible de peu, dégringola dans la cheminée. De frayeur, il s’accrocha au seul élément que ses griffes rencontrèrent sur leur passage, à savoir la barbe du ramoneur qui travaillait assidument. Puis, lâchant prise, il retomba sur ses pattes à même le sol du foyer et, complètement noirci par la suie, il s’enfuit à la cuisine. Il fut suivi de peu du ramoneur, dont la chute fut arrêtée par la corde à laquelle il avait eu l’intelligence de s’attacher. Il hurla tant qu’il put pour qu’on vienne le libérer. Tartine n’entendit cependant rien de tout ce remue-ménage, occupée qu’elle était à nettoyer la cuisinière sur laquelle une potion qu’elle désirait ardemment réussir avait explosé, éclaboussant le sol, les murs et le plafond.
Le ramoneur comprit qu’il devrait se sortir seul de cette fâcheuse situation. Il eut toutes les peines du monde à détacher la corde autour de sa taille. Sans attaches, il tomba comme un fruit mûr. Bien entendu, les derniers centimètres de chute furent les plus durs. Le corps tout endolori, les vêtements déchirés, le malheureux se releva. Comme tous les miroirs étaient brisés, le ramoneur ne put voir les griffures du chat sur ses joues. Il partit en courant, ne demandant pas son reste et abandonnant son échelle juste à côté de la porte de la maison. La fée ne songea pas à déplacer l’engin, et elle passa désormais dessous chaque fois qu’elle allait chercher des légumes et des herbes dans son jardin.
Tartine ne remarqua pas tout de suite que son chat était devenu noir. Elle ne le réalisa qu’au moment où, un peu plus tard dans la journée, le gourmand mit non pas sa patte, mais son menton dans le pot de crème. La fée décréta alors que son chat resterait noir, ce qui permettrait de mieux le confondre quand il tenterait de goûter à des produits laitiers. Elle le toucha de sa baguette magique pour fixer la couleur de manière définitive.
La visite du ramoneur ne représentait qu’une journée ordinaire pour Tartine. Mais sa malchance commença à inquiéter le Conseil des fées. Car non seulement cette poisse rendait son existence compliquée – encore que Tartine s’était habituée à toutes ses petites misères et qu’elle les prenait avec philosophie, mais elle était contagieuse. Tous ceux qui approchaient de près ou de loin de la fée ou de sa demeure étaient frappés. A leur tour, ils allaient la porter plus loin. En effet, c’est bien parce que ni le rat des champs, ni le rat des villes ne furent invités à manger une fondue par le renard qu’ils partirent dans une cité lointaine pour faire un banquet désastreux et qu’ils finirent dans la panse de Raminagrobis, lointain cousin de Blanchet. Et l’estomac du renard ne se remit jamais tout à fait. Quant au ramoneur, n’ayant plus d’échelle, il ne put plus exercer son métier. Il devint clochard et fut réduit à la mendicité. C’était d’autant plus dommage que sa fiancée avait accepté sa demande en mariage peu avant. Les noces ne se firent pas et la pauvre fille ne trouva pas un autre homme à épouser.
Pour éviter une propagation universelle de la malchance de Tartine, les membres du Conseil des fées décidèrent de restreindre ses pouvoirs magiques à certains jours de l’année. Plusieurs fées proposèrent de ne laisser Tartine user de sa baguette magique que le vendredi, un jour déjà considéré comme néfaste. Les gens n’y verraient rien. Mais cela lui laissait tout de même plus de cinquante occasions de provoquer des dégâts. D’autres fées suggérèrent de ne lui laisser qu’un jour par mois, le treizième, déjà très redouté. Il n’y aurait dès lors aucune réclamation. Mais il restait encore douze jours où la guigne pourrait s’abattre n’importe où sans prévenir. En même temps, les fées ne n’avaient pas le droit de priver totalement l’une des leurs de ses facultés, si elle n’avait pas commis intentionnellement des actes irréparables. Mais c’est bien malgré elle que notre fée provoquait le malheur. Le Conseil décida donc que ses pouvoirs magiques ne lui seraient rendus que les vendredis qui tombaient sur le treizième jour du mois. Cela ne lui donnerait qu’un, deux ou trois jours par an, au grand maximum, pour ses involontaires méfaits.
Cette décision, malgré les bonnes intentions des fées, eut pour conséquence que les vendredis 13 devinrent des jours particulièrement accablants. En effet, la fée Tartine se reposait toute l’année avec son chat qui ronronnait sur ses genoux. Ces jours-là, il ne lui arrivait plus rien de particulier, ni à elle, ni à son chat noir. Mais les jours où elle recouvrait le droit d’exercer son art, elle se montrait hyperactive, avec le succès que l’on sait. C’est depuis ce temps-là que, le vendredi 13, les gens évitent toute activité inutile, afin de ne pas la voir irrémédiablement gâchée par la magie de la fée Tartine. Ces jours-là, pas de pain grillé au petit-déjeuner, pas de nettoyage de cheminée, pas de fromage pour le souper.
Vendredi 13
Dans une année civile, il y a au moins un vendredi 13. Il y en a 3 si le premier jour de l’année est un jeudi et un dimanche pour les années bissextiles.
Alys R. Yablon, Le petit livre de la chance, 2010, s.v. Vendredi 13